le 03/09/2025 par Hugo
L'utilité sociale du Filament
Je suis Hugo. Je m’intéresse depuis longtemps au logiciel libre en tant que commun numérique et à son utilité pour la société. J’ai rejoint le Filament en février 2025, attiré par les valeurs éthiques affichées par cette structure et curieux d’observer de plus près son utilité sociale. Dans cet article j’exprime les critères nécessaires selon moi à une bonne approche du numérique. J’expose ensuite ce que j’ai saisi de la démarche du Filament après six mois d’activité, comment cette coopérative répond aux critères énoncés, et quelle est son utilité sociale.
Un numérique à double tranchant
“Numérique” sonne pour certains comme le sommet de l’innovation et du progrès, pour d’autres comme une machine à détruire l’humanité. Comme souvent, la réalité est plus grise, et faire l’effort de sortir de notre filter bubble nous permet de voir différents aspects d’une même technologie.
Avec d’un côté, “impact environnemental grandissant, fracture numérique, dépersonnalisation des interactions humaines, repliement de l’individu, harcèlement en ligne” et de l’autre “accès à la connaissance, à une information de qualité, espace de liberté et de partage, bassin culturel en plein essor” il est vrai que ces deux visions peuvent sembler incompatibles. Mais à mon avis, le numérique est tout cela à la fois. Comme tout outil puissant, son utilisation en tant qu’instrument de domination ou de coopération dépend surtout de ceux qui s’en servent et de ce qu’ils en font. C’est donc ma question ici : que faisons-nous du numérique ? Comment l’utiliser de manière responsable ?
Cette responsabilité de l’usage du numérique peut être abordée du point de vue individuel et collectif. Tout comme la responsabilité écologique, l’aspect individuel est très largement documenté, et si je vous invite bien entendu à sortir des GAFAM, dégoogliser votre internet, utiliser et contribuer au logiciel libre et privilégier un internet décentralisé, plutôt que vous enfermer dans le logiciel privateur et ses silos de données, ce sont surtout les choix collectifs qui m’intéressent ici, en particulier dans le contexte professionnel et commercial.
Recherche d’une solution souhaitable
Dans la quête d’une approche responsable du numérique, commençons par caractériser ce qu’on entend par “solution souhaitable”. À mon sens, on peut exiger d’une telle solution qu’elle réponde aux critères suivants : 1. avoir un impact collectif positif 1. satisfaire les parties impliquées dans l’échange 1. être (durablement) viable
Attention cependant à prendre ces critères au sens large. En effet, un impact collectif positif doit être pris dans un cadre systémique, il ne s’agit pas ici d’externaliser la nuisance en la faisant porter sur un tiers, comme le monde occidental le fait pour la pollution et les déchets (cf le principe d’externalité).
Avec ceci comme prérequis, on peut se concentrer sur les parties impliquées dans l’échange. Que l’échange soit commercial ou non, une solution collectivement souhaitable doit l’être en particulier pour les parties directement impliquées.
Par ailleurs, le critère de viabilité est une condition nécessaire à l’existence de la solution sur la durée. Il écarte une multitude d’approches intéressantes mais qui ne fonctionnent que dans un régime transitoire ou comme complément de solutions non souhaitables.
C’est ce dernier critère qui va guider la suite du raisonnement, plutôt sous l’angle d’une relation économique : quelle est l’importance de la crédibilité économique et quelles sont les implications d’une viabilité économique ?
Viabilité économique et crédibilité
Si les choix qui guidaient notre société étaient issus d’un raisonnement systémique, on pourrait espérer qu’ils se dirigent naturellement vers une solution souhaitable d’un point de vue sociétal. Mais peu importe, car ce n’est généralement pas le cas : des délocalisations d’usines jusqu’à la casse de nos services publics, les choix qui transforment notre société en profondeur sont principalement issus de raisonnements financiers locaux et quasiment tous soumis aux règles comptables.
Ces règles comptables sont locales, c’est-à-dire intrinsèquement limitées au bilan d’une structure délimitée. Même si l’on peut réfléchir à changer ces règles pour les rendre globales et ainsi forcer l’inclusion de critères systémiques dans les raisonnements financiers (cf comptabilité CARE), tant qu’elles sont en place, une solution souhaitable ne doit pas peser significativement plus sur le bilan que le reste du marché pour être viable. Autrement dit, elle doit être “compétitive”.
La viabilité économique désigne la capacité d’un modèle donné à être sélectionné par les logiques de marché et de voir son usage se démocratiser, mais elle se constate a posteriori et dépend du contexte économique. C’est pourquoi je parlerai par la suite plutôt de crédibilité économique, c’est-à-dire notre croyance dans la viabilité économique future.
Compétition avec l’existant
Après avoir montré qu’une solution souhaitable devait être compétitive pour être crédible, on peut s’intéresser à la compétition, largement composée du modèle numérique propriétaire prédateur. Un motif que l’on observe souvent dans ce modèle est ce que j’appelle un piège.
Le “piège” se déroule en plusieurs phases. D’abord la préparation, où banques et investisseurs mobilisent des capitaux pour financer le développement d’un produit commercial. Ensuite le déploiement, où l’on transforme le produit en système d’asservissement fondé sur la dépendance. Enfin l’activation, où l’on monte le prix des licences ou frais d’utilisation pour assurer des dividendes aux actionnaires. Le piège se referme alors sur des clients (particuliers, entreprises) incapables de quitter un produit conçu sans interopérabilité et qui leur coûte plus que ce qu’elles voudraient (et par conséquent brise le point n°2 d’une solution souhaitable). Une fois le piège mis en place, il est alimenté en permanence avec des prix d’entrées faibles défiant la concurrence.
La conséquence de l’existence de ce modèle est qu’une solution doit réunir les propriétés suivantes pour être compétitive et souhaitable :
- Le prix d’entrée doit être faible pour permettre aux structures d’y recourir au moment où elles en ont besoin plutôt que de tomber dans le piège.
- Le coût de la solution doit couvrir le travail humain futur nécessaire pour répondre au besoin et pas les rentes liées à des investissements passés. Il ne doit pas être une taxe sur le passage à l’échelle (licence au nombre d’utilisateur par exemple) mais rester relatif au besoin réel. Il doit être maîtrisé pour être compétitif.
- Le coût de sortie doit être faible (sinon ça s’appelle un piège).
L’analyse ci-dessus a exploré le critère abstrait de crédibilité économique. Par comparaison avec un modèle existant crédible (mais non souhaitable car prenant la forme d’un piège), elle en a dégagé des propriétés concrètes. Cette solution souhaitable pourrait être virtuelle et ne pas admettre d’instance concrètes. Mais le cadre du logiciel libre et l’exemple du Filament tendent à montrer l’existence d’une telle solution.
Exemple de solution souhaitable
Le logiciel libre m’est apparu depuis longtemps comme cadre propice à une solution souhaitable du point de vue de l’impact collectif positif et de la satisfaction des parties impliquées. Par ailleurs, il répond bien au critère de prix d’entrée faible et coût de sortie faible.
Il est par contre souvent précaire ou fortement adossé à des modèles propriétaires indésirables. De plus, les modalités de financement du travail humain futur représentent régulièrement un casse-tête sans solution satisfaisante.
Sous cet angle, la solution du Filament me semble plutôt satisfaisante. Je détaille ci-dessous comment elle tire parti du cadre propice du logiciel libre tout en répondant aux critères énoncés dans la partie précédente.
Que paye-t-on ?
Prix d’entrée faible
Un coût d’entrée faible dans le secteur du numérique repose nécessairement sur des développements antérieurs. Le logiciel libre répond à cette problématique, car il apporte :
- un système d’exploitation libre (GNU/Linux)
- des langages libres (en l’occurrence python)
- des frameworks libres (en l’occurrence essentiellement Odoo pour le Filament, cf l’article écosystème odoo)
Ainsi, les coûts en amont sont couverts par une communauté qui investit en continu dans ces communs numériques. Ces communs sont nécessaires à une société libératrice fondée sur un modèle de coopération plutôt que sur un modèle de domination.
Le coût couvre le travail humain
Pour qu’un système numérique devienne un outil adapté au besoin des structures et pas un moule nécessitant des contorsions absurdes, il me paraît nécessaire que le coût de la solution rémunère le travail humain d’adaptation continue de l’outil. Les exigences de notre mode de vie occidental ayant rendu le travail humain cher, il faut l’utiliser avec parcimonie et en maîtriser le coût.
L’utilisation parcimonieuse du temps demande que la personne rémunérée soit correctement formée (donc qu’on dispose d’un système éducatif de qualité, h/f politiques arrêtez de le détruire svp), et que les objectifs soient bien compris et bien définis. Le Filament est avant tout une structure d’accompagnement, la compréhension et définition du besoin sont la base de son fonctionnement. Faire moins et plus précis est le vecteur principal de réduction du budget temps.
Maîtriser le coût du travail ne signifie pas exploiter des salariés (sans quoi ce n’est plus souhaitable sur le plan social, cf critère n°1). Pour trouver une solution, il faut s’intéresser à ce qui fixe ce coût : les dépenses du salarié, principalement guidées par ses choix de vie. Je pense que trop de devs ne résistent pas à un salaire à six chiffres et se trouvent coincés dans un rythme de vie nuisible à eux et l’environnement. À titre personnel j’estime qu’un rythme de vie plus modeste est largement bénéfique, et moins en contradiction avec ma vision de la société. La semaine de quatre jours, la forme coopérative, la pratique du 100% logiciel libre, et les clients du Filament créent un cadre de travail agréable, qui m’ont satisfait sans qu’une rémunération excessive soit nécessaire pour me le faire accepter.
Coût de sortie faible
Pour établir un rapport sain entre client et fournisseur, il est impératif de fournir des garanties à faire jouer dans l’éventualité du terme de la relation (à l’opposé des stratégies de rétention du modèle prédateur). Voici les garanties mises en place par le Filament.
- logiciel entièrement libre facilement réutilisable sans frais
- hébergement des services sur une infrastructure dans les mains du client
- documentation des interactions produites et fournies en continu
Tous ces éléments font du modèle du Filament une solution viable et crédible, satisfaisante d’un point de vue sociétal. Je souhaite voir ce modèle se répliquer ailleurs, car je pense que nous avons beaucoup à y gagner.
Que fait-on ?
Il peut paraître étrange d’aborder le contenu de l’activité après le coût, mais je vois deux raisons importantes à procéder dans cet ordre. Premièrement, on peut discuter longtemps d’activités très intéressantes, mais dénuées de pertinence économique. Ces activités peuvent perdurer dans le cadre d’activités annexes sans jamais “embrayer” et se démocratiser. C’est intéressant mais hors sujet ici. Deuxièmement, c’est un ordre que l’on retrouve dans beaucoup de prises de décisions : on commence par filtrer les solutions existantes par coût et on sélectionne ensuite parmi celles qui correspondent à ce critère. Le contenu doit donc correspondre au cadre donné par le marché.
Rien jusqu’au bon moment
C’est souvent la première réponse à une demande d’équipement en outil numérique. En effet il est fréquent que les personnes fonctionnent à l’envers et cherchent un outil numérique spécifique avant de connaître précisément leur besoin. C’est à mon avis un problème de culture logicielle, où les contraintes et inconvénients sont occultés et les avantages présentés comme “magiques”. En réalité un nouvel outil numérique vient avec un coût d’adoption important qui n’est amorti rapidement que lorsqu’une activité passe à l’échelle. Il est également assez rigide et coûteux à faire évoluer. Pour concevoir un outil numérique personnalisé adapté à une activité, il est important de bien connaître les processus de cette activité. C’est pourquoi à mon avis le démarrage d’une activité doit la plupart du temps se faire avec l’outillage générique disponible (papier, cahier, mails perso, bureautique classique…). Avant de recourir au service d’un acteur comme le Filament, il vaut mieux à mon avis :
- avoir déjà une activité en route qui fonctionne avec les moyens de base
- être capable d’exprimer et transmettre son besoin
- ressentir les limites du système utilisé en termes de volumétrie et de temps passé
Mal transmettre son besoin est le risque de se retrouver empêtré dans un logiciel inadapté, ce qui cause plus de mal que de bien. La force du numérique est sa capacité à passer à l’échelle, mais cela implique de normaliser les processus et les contraindre, donc perdre en flexibilité. Les ressentis négatifs sur le numérique viennent souvent d’une incompréhension de cette nature.
Soigner l’excès d’excel
Un signe qui peut annoncer le besoin d’outillage dédié est de se retrouver à gérer un trop grand nombre de fichiers tableur, ou à être trop nombreux à les éditer. En deçà de ces limites de passage à l’échelle, l’outillage dédié risque d’apporter plus de contraintes que d’avantages. De plus, il risque de venir en complément d’autres outils plutôt que de les remplacer, ce qui conduit à une multiplication des outils.
L’arrivée d’un logiciel dédié à ce moment a plus de chance d’être un soulagement qu’une charge mentale additionnelle. Et c’est à ce moment que la démarche du Filament a le plus de valeur. Elle consiste en un accompagnement sur mesure qui permet :
- de trouver une solution dans l’existant quand elle convient (par exemple un module OCA)
- d’adapter une solution existante quand des aménagements sont nécessaires
- de développer une nouvelle solution quand le besoin est unique ou trop loin de ce qui existe
Comme les besoins (ou leur compréhension) évoluent dans le temps, l’accompagnement se fait dans la durée avec un forfait de support horaire abordable. L’utilisateur n’est pas laissé seul avec son outil. Il ne paye qu’un contrat de maintenance minime (mises à jour de sécurité, sauvegardes) correspondant au travail demandé, et non à un nombre d’utilisateurs.
Maintenance sur la durée
Le manque de maintenance sur la durée est un autre problème du numérique propriétaire. Obsolescence programmée du matériel, du système d’exploitation, des versions logicielles sont autant de facteurs qui conduisent à des situations où l’informatique devient un piège plus qu’un outil.
Ce manque induit un coût élevé pour la société, à la fois social et environnemental. Il est donc important de maintenir les solutions logicielles aussi longtemps qu’elles continuent à répondre au besoin. Grâce à l’effort communautaire dont on a parlé dans cet article, le Filament parvient à maintenir des outils en place sur une durée de dix ans, soit depuis sa fondation, et pour un coût minime. Ces outils continuent à être utilisés et à connaître des aménagements si nécessaire.
Si toutefois une mise à jour se révèle nécessaire, le Filament propose une stratégie de mise à jour détaillée dans cet article.
Conclusion
Confronté à un numérique à double tranchant, j’ai donné des pistes générales pour un numérique souhaitable. Le logiciel libre communautaire offre une base solide à leur existence, en leur permettant d’être compétitives à court (entrée), moyen (développement) et long terme (maintenance et sortie) tout en instaurant un rapport basé sur la coopération plutôt que la domination. Dans ces conditions, le logiciel peut être perçu comme un outil et non subi comme une contrainte.
Le Filament est une solution dont bénéficient des structures de l’ESS et coopératives. Il fournit un cadre de travail sain à ses associés et salariés. Son modèle fonctionne et perdure dans le temps tout en satisfaisant les personnes impliquées. Cela fait d’après moi du Filament une structure à forte utilité sociale. Je pense que son modèle gagnerait à être visibilisé, compris, et démocratisé.
N’hésitez pas à enrichir cet article en partageant en commentaire vos expériences positives ou négatives du numérique !
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